Seraing
Les prostituées contre l’Eros Center
Février 2018. À Seraing, le projet d’Eros Center, un établissement public dédié à la prostitution, divise la population, les milieux associatifs et politiques. Les prostituées que nous avons rencontrées s’opposent très majoritairement au projet. Et le Conseil des femmes francophones de Belgique va porter plainte contre le projet.
Telle une vieille rengaine, les journées se répètent. Des hommes parcourent la rue en voiture, parfois cachés par des vitres teintées, aux aguets : ils choisissent une prostituée. Nous sommes rue Marnix, à Seraing, dans la région liégeoise. La voie se termine par un cul-de-sac. Pas d’école, pas de commerces : la rue est toute dédiée à la prostitution. En 2008, à Liège, la plupart des salons de prostitution ont été fermés. C’est pour ça que les prostituées se retrouvent ici. Depuis, les autorités locales réfléchissent à la possibilité de créer un établissement qui permettra d’encadrer la prostitution sur le territoire sérésien : l’Eros Center. Annoncé depuis 2011, il tarde à sortir de terre.
Alexandra Paparelli, criminologue et administratrice déléguée de l’asbl Gestion Eros Center Seraing (GECES), indique que « les travaux débuteront au printemps 2019. Il s’agit d’un projet particulier, laborieux, à l’étude depuis six ans maintenant. »
Pour le CFFB, je suis partie à la rencontre des prostituées de la rue Marnix et en ai rencontré une trentaine. Seules trois d’entre elles sont favorables au projet. Comme Sandrine, 44 ans ; « Je suis pour la création de cet Eros Center car je peux me permettre de payer un loyer élevé pour quitter la rue Marnix, glauque. Mais j’émets deux ‘bémols’. Primo, au lieu de 12h, on ne pourra travailler que 8h. Secundo, nous devons payer le loyer par Bancontact et, comme indépendantes, nous sommes assujetties à une TVA de 21 %. Ça fait cher ! ». Christiane, 52 ans, est totalement opposée au projet : « Dans la prostitution, il y a des femmes déclarées et d’autres pas. Ici, on sera obligées de se déclarer avec les coûts faramineux que ça engendre ! Les temps sont durs : il y a moins de clients qu’avant, c’est la crise économique. J’ai déjà du mal à payer 280 €/semaine ici. »
Proxénétisme d’Etat
Les arguments qui reviennent le plus sont : le prix trop élevé de la location du salon, l’impossibilité d’avoir son propre salon, l’impossibilité d’être remplacée, le fait que les clients ne souhaitent pas venir dans un bâtiment où il y aura des caméras et la police, que la prostitution soit organisée par la commune – du « proxénétisme d’État », disent certaines-, l’obligation de pointer, le fait d’être « fliquées », la contrainte des 8 heures de travail.
Certaines prostituées évoquent un loyer de 80€ la pause de 8 heures dans le futur Eros Center. Alexandra Paparelli dément : « C’est faux. Les baux seront hebdomadaires et la location par pause s’élèvera à un montant approximatif de 50€ htva. ». Priscillia, 34 ans nous dit : « Nous allons payer plus cher le loyer d’un local pour moins d’heures prestées. Ce loyer est exorbitant et nous paierons plus de taxes. En gros, nous ne gagnerons plus grand-chose. Alain Mathot (NDLR : bourgmestre PS de Seraing) a parlé d’“exterminer la vermine” en évoquant la rue Marnix : il n’est visiblement pas notre allié. »
Antonella, 57 ans, réagit aussi vertement : « 50€ la pause, c’est trop cher : je paye, ici, 150€ la semaine, donc environ 20€ la pause. Il y aura plus de filles de l’est issues des réseaux car seuls des maquereaux sont capables d’avancer 2-3 mois de loyer vu la somme demandée. Déjà beaucoup de filles ont du mal à payer car il y a beaucoup moins de clients à Seraing qu’avant. On fait parfois 80€, 0€, 200€ sur une journée. C’est peu. Alain Mathot estimait, il y a quelques années, qu’il y avait trop de prostituées à Seraing. Il a donc diminué le nombre de pauses : on est passées de trois à deux. Il dit aussi que les salons rue Marnix sont insalubres. Or, vous le voyez bien, nos salons sont propres, tout à fait corrects ! ».
Sur l’encadrement prévu à l’Eros Center, Alexandra Paparelli précise que le projet a été rebaptisé Centre de prostitution encadrée (CPE) pour « éviter de donner une connotation trop ludique au projet et pour qu’il conserve son incontournable dimension sociale avec comme axe fort, l’exercice de l’activité prostitutionnelle de manière libre et consentie dans des conditions conformes à la dignité humaine, ce qui est loin d’être le cas actuellement. »
Parallèlement, les travailleuses du sexe pourront bénéficier d’une aide facultative destinée à favoriser leur intégration dans la société : conseils juridiques, aide à la rédaction de documents administratifs, respect du droit social, permanences médicales et/ou psychologiques. « J’insiste sur le terme facultative parce que les travailleuses sexuelles qui souhaitent intégrer le CPE exercent leur activité de manière libre et consentie et en ont assez d’être victimisées par des associations qui prétendent lutter contre leur victimisation, poursuit Alexandra Paparelli. Il y aura un agent de sécurité 24h/24 et une présence policière intermittente dans le poste de police situé dans un bâtiment annexe au bâtiment principal. ».
La plainte des féministes du CFFB
Le Conseil des femmes francophones de Belgique (CFFB), par l’intermédiaire de sa présidente Viviane Teitelbaum, a fait savoir son opposition au projet et son intention de déposer plainte : « Le CFFB est contre la création d’“eros centers” ou de maisons de passes communales créées et gérées par les pouvoirs publics qui génèrent ainsi un lieu institutionnalisé consacré à la prostitution alors que l’article 380 du Code pénal l’interdit formellement. » En effet, cet article dispose que : « Sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de cinq cents euros à vingt-cinq mille euros : 1° quiconque, pour satisfaire les passions d’autrui, aura embauché, entraîné, détourné ou retenu, en vue de la débauche ou de la prostitution, même de son consentement, une personne majeure (…) ; 2° quiconque aura tenu une maison de débauche ou de prostitution. »
La plainte contre X a été déposée en juin : « Le CFFB est solidaire des prostituées de la rue Marnix opposées au projet. Notre position, abolitionniste, est de considérer que l’argent public doit servir aux programmes de sortie et de réinsertion des personnes qui veulent sortir de la précarité et de l’exploitation sexuelle, et certainement pas à les y enfermer, contre leur volonté qui plus est ! ».
La directrice du GECES réagit : « Je rappelle que le droit de se prostituer a été consacré comme un droit de l’homme (sic) par Amnesty international en août 2015 et qu’il est consternant de voir que le débat est toujours englué dans les mêmes arguments, sclérosé dans les mêmes oppositions, portés par les mêmes acteurs depuis des années. Avec ce projet, nous sommes dans la gestion du réel pendant que le CFFB reste dans l’illusion d’un monde parfait. »
Et Alexandra Paparelli de rappeler qu’en Belgique, la prostitution reste tolérée. « La facilité, à Seraing, suggérait l’hypocrisie de l’interdiction pure et simple de la prostitution, ce qui eut inévitablement auguré une migration du phénomène et une explosion de la prostitution privée ou clandestine. » En l’organisant au contraire « dans les segments réglementaires autorisés », la majorité communale PS-MR espère des répercussions positives sur l’ensemble des acteurs du projet (travailleuses, police, riverains, clients, etc.). « Même si la question de la reconnaissance de la prostitution reste délicate à cause de la charge éthique et morale qui pèse sur elle, on a dépassé le débat obsolète “pour ou contre la prostitution” qui entretient cette ambiguïté historique, laquelle paralyse toute réflexion et légifération sur le sujet. »
Oppositions politiques
Que pensent les politiques ce projet ? « On n’a pas appuyé ce dossier, on est le seul parti qui a choisi de ne pas faire partie du conseil d’administration du GECES », gronde Damien Robert, conseiller communal PTB à Seraing.
Dorothée Klein, présidente des Femmes cdH, est également opposée au projet : « Nous sommes contre la “légalisation” de la prostitution et donc contre la création d’eros centers. Pour rappel, la Belgique est un pays abolitionniste au vu de la Convention de New-York relative à la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution par autrui, qu’elle a ratifiée. Il y a aussi les plans de lutte contre les violences où, dans l’esprit de la Convention d’Istanbul, on a reconnu pour la première fois sous cette législature la prostitution comme une forme de violence. »
Mais dans les rangs mêmes de la majorité PS-MR, dès qu’on s’éloigne de Seraing, l’opposition au projet est farouche. Latifa Aït–Baala, vice-présidente des Femmes MR, rappelle que la prostitution est une « profonde atteinte à la dignité humaine » qui n’est pas acceptable. Mais ne se voile pas la face : il faut pouvoir répondre à certaines réalités. « Il faudrait accompagner les femmes et les hommes qui se prostituent – parce qu’il y en a aussi – à sortir du circuit de la prostitution et mener un travail qui leur permette de se reconstruire et de s’intégrer à la société. Un Eros Center ne peut être une solution au problème puisqu’il l’entretient. Le rôle du politique n’est pas d’encourager un shopping du sexe et encore moins de le financer avec l’argent public. »
Julie Gillet, attachée au service études et projets des Femmes prévoyantes socialistes, est sur la même longueur d’ondes : « L’achat de services sexuels est une exploitation sexuelle et économique qui ne doit pas être encouragée par les pouvoirs publics. Ce n’est pas un métier comme un autre. » Mais elle va un cran plus loin : « Construire des eros centers participe à une normalisation de la prostitution qui va accentuer la marginalisation des prostituées ayant le plus besoin d’aide : toutes celles qui sont toxicomanes, sans papiers, ne pourront pas aller dans ces eros centers. » Ce à quoi Alexandra Paparelli répond : « La force de notre projet est de distinguer les différentes formes de prostitution présentes à Seraing : la prostitution forcée, la prostitution de première nécessité (NDLR : pour arrondir les fins de mois) et la prostitution libre et consentie. Il est évident que notre projet ne vise que l’activité exercée librement et sans contrainte, les deux autres formes de prostitution étant du ressort de la justice et du milieu associatif. »
Comme chez les féministes il n’y a pas unanimité sur la question de la prostitution chez Ecolo. Zakia Khattabi, co-présidente d’Ecolo, s’oppose à titre personnel au projet : « L’élue Ecolo à Seraing (NDLR : Catherine Maas, administratrice du Geces) a soutenu le projet. Pour ce qui me concerne, je suis abolitionniste. L’Eros Center n’est pas un dispositif que je soutiens. Même si on entend que les intentions sont bonnes, à savoir protéger les femmes, qu’elles puissent faire leurs activités dans un cadre plus ‘safe’. Que ce soit dans un cadre ‘safe’ ou pas, la question fondamentale de la marchandisation du corps est toujours là. »
Bref, les positions face au projet d’Eros Center à Seraing restent très polarisées. L’issue donnée à la plainte du CFFB pourrait clarifier la situation. Ou pas.
Aurore Van Opstal
Encadré :
L’« interco » de Mathot pour construire l’Eros Center
Le prix de l’Eros Center s’élève à 8 millions d’euros. Il sera construit sur un terrain situé dans la première partie de la rue Marnix, appartenant à l’intercommunale L’Immobilière publique (Seraing et Neupré). Celle-ci a été créée fin 2010 avec l’ambition de regrouper en son sein les trois sociétés de logements sociaux de Seraing (la Maison sérésienne, le Home ougréen et l’Habitation jemeppienne). La société wallonne du logement, qui a la tutelle sur ces trois sociétés, a refusé qu’elles soient absorbées par l’Immobilière publique. Les trois sociétés de logements et la Ville de Seraing ont introduit un recours au Conseil d’Etat, qui a été rejeté en octobre 2014. Pour ne pas faire un emprunt au nom de la ville, selon nos informations, le complexe Neocittà (immeuble de 28 appartements avec rez-de-chaussée commercial et un étage de bureaux), qui appartient à l’Immobilière publique, serait mis en garantie auprès d’une banque afin que l’intercommunale puisse emprunter et construire l’Eros Center.
Encadré :
Le double salaire d’Alexandra
Alexandra Paparelli, administratrice déléguée de l’asbl GECES (Gestion Eros Center Seraing), est employée communale à temps plein. Elle perçoit à ce titre un salaire comme fonctionnaire sanctionnateur à la ville de Seraing. Mais elle reçoit aussi un second salaire comme administratrice déléguée de GECES pour quelques dizaines d’heures par mois. Des honoraires, fixés par la Ville de Seraing et un bureau comptable, qui ne sont pas anodins comme l’avait révélé Le Soir en juillet 2017 : 31.992 euros brut annuels d’émoluments, la prise en charge de ses cotisations sociales, 7.300 euros pour son véhicule, un PC et des frais de téléphonie admis jusqu’à 1.200 euros par an. Soit un total annuel d’environ 48.000 euros.