L’individualisation des droits sociaux : Vers un modèle social individualisé

7 avril 2020

La distribution des allocations et droits sociaux se base sur un modèle familialiste qui a fait son temps. Depuis plusieurs années, le CFFB milite en faveur de l’individualisation des droits sociaux pour une sécurité sociale plus juste et plus forte en accord avec le mode de vie actuel.

En effet, en Belgique, plusieurs types d’ayants-droits ont vu le jour avec la création de la sécurité sociale en 1945. Ces ayant-droits étaient classifiés en fonction de leur situation familiale. Ainsi, un droit direct pour tout droit social était donné au « chef de famille » en raison de son activité professionnelle et en découlait un droit dérivé pour l’adulte sans activité professionnelle, droit fondé sur une relation de parenté, d’alliance ou de cohabitation avec le « chef de famille ».

Depuis 1974, de grands bouleversements sociétaux et économiques se sont produits en Belgique, dont l’ajout de deux catégories d’allocataires en plus de celle du « chef de famille ». En conséquence, il y a désormais trois catégories de bénéficiaires, que ce soit pour le chômage, le revenu d’intégration social (R.I.S.) ou les indemnités maladie-invalidité, ce qui est toujours d’actualité aujourd’hui :

  • la travailleur.se ayant charge de famille ou le « chef de famille». Il s’agit d’un.e travailleur.se qui cohabite avec un.e partenaire de vie et/ou avec un ou plusieurs enfants et constitue l’unique source de revenus.
  • l’isolé.e : celui ou celle qui vit seul.e.
  • la cohabitant.e : la catégorie résiduaire. C’est celui ou celle qui habite avec une ou des personnes ayant un revenu professionnel et qui ne peut justifier de charge de famille.

Il y a cohabitation dès que deux ou plusieurs personnes vivent sous le même toit et règlent principalement en commun les questions ménagères.

Pourquoi parle-t-on d’un modèle familialiste ? Car ce système se base en réalité sur le modèle patriarcal du « chef de famille » : l’homme qui travaille et la femme au foyer. Par son emploi, le chef de famille ouvre des droits sociaux dont vont bénéficier sa femme et ses enfants, les « personnes à charge »[1].

Un système inégalitaire ?

Lorsque deux allocataires sociaux font partie d’un même ménage, leurs allocations sont grandement diminuées. L’État part du principe que les cohabitant.e.s sont solidaires entre eux, et qu’en réunissant leurs ressources, ils.elles dépensent moins.

En chiffres et pour donner un exemple, le R.I.S. sur base mensuelle se répartit comme suit : 1.295,91 € pour les chefs de famille avec au moins un enfant à charge, 639,27 € pour les cohabitant.e.s et 958,91 € pour les personnes isolées[2].

Il en va de même chose pour chaque droit social (droit au chômage, allocations de personne handicapée, GRAPA, pension, …). Deux personnes qui ont travaillé le même nombre d’années et ont eu le même salaire auront deux pensions, ou deux allocations de chômage différentes : celle de la personne isolée sera supérieure à celle de la personne cohabitante[3].

Les femmes, particulièrement défavorisées par ce modèle

Selon les chiffres de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, il convient de constater que les femmes sont particulièrement défavorisées par cette catégorisation. En effet, même si le nombre d’hommes au foyer a plus que doublé en 25 ans et que le nombre de femmes au foyer a diminué de 61%, les femmes sont toujours majoritaires dans cette fonction (32 femmes au foyer pour un homme)[4]. En 2016, 53,15% des femmes chômeuses vivaient en cohabitation contre 40,96% des hommes chômeurs[5].

En outre, 57% des bénéficiaires d’une allocation d’intégration sociale sont des femmes. 4/10 d’entre elles ont une famille à charge tandis que les bénéficiaires masculins sont 1/10 à avoir des enfants mineurs à charge[6].

Faire dépendre le montant de l’allocation perçue du statut familial engendre par conséquent une dépendance économique du.de la cohabitant.e envers la personne considérée comme ayant charge de famille. Cette dépendance peut également être source de tensions, de dévalorisation, de vulnérabilité, voir même de violences.

L’individualisation des droits sociaux comme solution

L’individualisation des droits sociaux constitue un modèle de (re)distribution plus adapté au mode de vie actuel que le système en vigueur basé sur un schéma social qui prédominait il y a quarante-cinq ans. Aujourd’hui, la cohabitation est devenue très répandue au sein de la population. Les colocations, les habitats intergénérationnels, les habitats groupés et solidaires se développent de plus en plus et doivent être pris en compte dans notre système social. Cette solidarité doit être soutenue par l’État et non découragée par une  allocation réduite.

L’automaticité des droits permettrait également de faciliter l’octroi et la perception. Rendre automatique la perception d’une allocation ou d’un droit social auquel nous avons automatiquement droit, permet d’éviter des démarches administratives parfois longues et très compliquées. L’État, en recoupant différentes informations à notre sujet, a connaissance des droits sociaux qui devraient nous être octroyés. Rendre ce processus automatique assurera à chacun.e de bénéficier de tout ce à quoi il.elle a droit.

De la sorte, chaque personne ouvrirait individuellement ses droits sociaux, sans incidence sur sa situation familiale ou sur son choix d’habitation, et sans créer de dépendance et de perte d’autonomie. Ces mesures touchant principalement les femmes, une individualisation permettrait alors de promouvoir une sécurité sociale plus égalitaire où chacun.e pourrait alors se construire en toute indépendance et sur base de droits personnels, corrects et constants[7]. Des nuances doivent aussi être apportées entre l’assurance sociale, qui représente des droits sociaux pour lesquels une personne a cotisé (ex : chômage et pension), et une assistance sociale, qui est octroyée comme aide (ex : revenu d’intégration sociale).

Toutefois, une grande prudence s’impose dès lors qu’il ne s’agirait pas d’appauvrir les bénéficiaires des allocations et aides sociales mais bien de renforcer les droits individuels et lutter contre les discriminations indirectes. Une préservation des droits acquis et des droits dérivés devrait également être mise en place pour une période transitoire, afin de prendre en considération les modèles familiaux passés (comme la pension de survie)[8].

Depuis plusieurs années, le CFFB lutte en faveur de l’individualisation des droits sociaux. En 2014, sa Commission Sécurité sociale, alors présidée par Françoise Claude, a publié les résultats de ses travaux sous le titre « Une sécurité sociale plus forte, une sécurité sociale plus juste : l’individualisation des droits sociaux » dont vous trouverez le détail en cliquant ici.

Coline Cœurderoy et Caroline Delava

Commission Jeunes du CFFB

[1] GEVERS, M., « L’individualisation des droits sociaux: d’où vient-on? où va-t-on? », 29.02.2020, disponible sur https://plus.lesoir.be/282927/article/2020-02-29/lindividualisation-des-droits-sociaux-dou-vient-ou-va-t?fbclid=IwAR3ZZ-YOSNySlhklTuhT2Ma50Uc8ihsHFbhzF_MYnxyBH0dfZGipMrQiIIQ.

[2] Service Public fédéral de programmation Intégration sociale, « Quels sont les montants actuels du RIS? », disponible sur www.mi-is.be/fr/faq/quels-sont-les-montants-actuels-du-ris.

[3] STULJENS, E., « On décortique ! « Individualisation des droits sociaux » », 17.03.2020, disponible sur www.femmes-plurielles.be/on-decortique-individualisation-des-droits-sociaux/?fbclid=IwAR2-yMV4J54rjWvHa3AvwL_9Ng2Os9zvwKYk2CBkOZmO1sHnATNJtvUS7qY.

[4] Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, « Quelques chiffres clés du rapport Femmes et hommes en Belgique: Statistiques et indicateurs de genre – seconde édition », 2011, disponible sur https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/chiffres%20cles.pdf.

[5] VALLET, C., « Individualisation des droits sociaux, le retour d’un vieux débat », 27.02.2018, disponible sur  www.alterechos.be/individualisation-des-droits-sociaux-le-retour-dun-vieux-debat/.

[6] Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, « Quelques chiffres clés du rapport Femmes et hommes en Belgique: Statistiques et indicateurs de genre – seconde édition », 2011, disponible sur https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/chiffres%20cles.pdf.

[7] Conseil des Femmes Francophones de Belgique, « Une sécurité sociale plus forte, une sécurité sociale plus juste : l’individualisation des droits sociaux », 2014, disponible sur www.cffb.be/wp-content/uploads/2010/08/IDS-version-dfinitive-2014.pdf

[8] VALLET, C., « Individualisation des droits sociaux, le retour d’un vieux débat », 27.02.2018, disponible sur  www.alterechos.be/individualisation-des-droits-sociaux-le-retour-dun-vieux-debat/.