05/01/2021
Le Mur des Mamans de Portland
C’est en réaction à l’arrestation de jeunes manifestant.e.s par les forces de police lors des manifestations Black Lives Matter à Portland, que Bev Barnum, une citoyenne américaine, décida d’interpeller sur les réseaux sociaux toutes les mamans. Par cet appel, elle souhaitait convaincre d’autres mamans de l’urgence de protéger les plus jeunes en formant une barrière humaine entre les policier.e.s et les manifestant.e.s. C’est ainsi que naquit le Wall of Moms, littéralement le Mur de Mamans en français, à Portland en juillet dernier. Comme Bev Barnum le rapporte[1], le but de ce mouvement était uniquement de protéger les manifestant.e.s de toutes les violences infligées par la police : gaz lacrymogènes, balles à blanc, agressions physiques, etc. Ce qui est marquant dans les témoignages recueillis auprès de membres du Wall Of Moms est le fait qu’elles parlent de protéger “leurs” enfants alors que dans la majorité des cas, leurs propres enfants ne prenaient pas part aux manifestations.
Le jour suivant l’appel de Bev Barnum, on comptait seulement une quarantaine de femmes venues manifester en tant que mère. Cependant, en peu de temps, elles furent des milliers à rejoindre le mouvement. Leur signe distinctif était le jaune, une couleur visible et faisant référence aux abeilles qui s’allient à la cause Black Lives Matter. D’autres villes, comme Chicago et Seattle, ont également vu émerger des groupes de mamans, toujours plus nombreuses malgré la dangerosité de certaines manifestations. Signe que ce mouvement a pris une ampleur importante : la plupart de ces femmes n’avaient jamais participé à une manifestation auparavant !
Mamans militantes à travers le monde
Ce n’est pas la première fois dans l’Histoire que des groupes de femmes se présentent dans des mouvements de contestations civiles en tant que mères et militantes.
En Europe par exemple, durant la Seconde Guerre mondiale, les femmes restées seules dans les villes ou les campagnes avec leurs enfants se sont vu assigner de nombreuses nouvelles responsabilités dans la vie sociale. Cela a eu un impact sur leur perception du monde : entre un quotidien difficile ancré dans un contexte de conflit et le regard qu’elles portaient sur le futur de leur(s) enfant(s), ces femmes se sont rassemblées. En effet, après avoir contribué à l’économie des pays en l’absence des hommes, les femmes souhaitaient faire reconnaître leur place et leur capacité de travail essentiel en obtenant enfin des droits égalitaires aux hommes. En France, le Mouvement Mondial des Mères[2] a vu le jour en 1947 afin de mettre en évidence le rôle indispensable des mères dans le développement social, économique et culturel de la société. Ce mouvement va très vite acquérir le statut d’expert consultatif général de l’ONU et est toujours active aujourd’hui auprès de l’ONU, l’UNESCO et l’Union Européenne sur de nombreuses questions telles que l’équilibre entre la vie professionnelle et la maternité, la reconnaissance du travail familial non rémunéré, etc.
Plus récemment, au Canada, le mouvement Mères au Front[3] s’est donné la mission de protéger leurs enfants et la vie sur Terre face à l’urgence climatique. En réponse aux marches pour le climat organisées par les étudiant.e.s et les écolier.e.s, des femmes qui s’identifient comme mères ou grand-mères mettent en place des actions à travers le pays pour assurer un meilleur avenir à leur(s)enfant(s). Anaïs Barbeau-Lavalette, une des figures connues de ce mouvement, explique que c’est l’amour pour ses enfants qui anime son combat pour lutter contre le réchauffement climatique[4].
Il existe encore de nombreux exemples de mouvements de mères : en Argentine, avec Las Madres de Plaza de Mayo, un groupement de mères qui se sont battues pour retrouver et connaitre la vérité sur leurs enfants enlevés durant la dictature militaire de 1976 à 1983 et qui organisent depuis plus de 40 ans des marches hebdomadaires sur Plaza Mayor de Buenos Aires ; au Sri Lanka avec les Mamans des Disparus ou encore, en Iran avec les Mamans en Deuil[5]. D’autres mouvements de mères défendant leur(s) enfant(s) handicapé(s) existent aussi, mais sont souvent invisibilisés. Une étude de Sara Ryan et Katherine Runswick Cole de l’Université d’Oxford démontre d’ailleurs l’invisibilisation du rôle des mamans dans ces combats par l’utilisation du mot “parents”[6]. Bien que les causes soient sensiblement différentes, l’objectif est toujours le même : protéger tous les enfants, les siens et ceux des autres.
Maman : image à double face
Dans une société qui reste aujourd’hui, encore et toujours, patriarcale et sexiste, se présenter en tant que maman permettrait ici de légitimer le discours des femmes par l’image de la mère qui prend soin de tou.te.s, tout en possédant une certaine autorité morale. C’est la raison pour laquelle elles utilisent le terme “mamans” et non, parents par exemple.
Par ailleurs, la présence de mamans donne une certaine visibilité à la cause défendue. Comme l’explique Kelsy Krestschmer[7], professeure de sociologie à l’Université de l’État de l’Oregon, le fait que des mamans soient visées par des violences et des agressions de la part les forces de l’ordre sera davantage relayé dans les médias à travers le monde que les violences à l’égard des manifestant.e.s en général. En attaquant le Mur de Mamans pacifique de Portland le 20 juillet 2020, la police américaine n’a fait qu’appuyer le message des manifestant.e.s Black Lives Matter dénonçant, entre autres, les violences policières.
Les mouvements de mères aux Etats-Unis déplorent cependant les biais racistes des médias qui parlent des violences policières subies par les mamans. En effet, les médias parlent en général peu des violences lorsqu’elles visent des femmes noires, et davantage lorsqu’elles visent des femmes blanches. Ainsi, les médias détournent l’attention du réel problème, qui est la perpétuation du racisme institutionnalisé aux Etats-Unis, et ce que les mamans, blanches ou noires, dénoncent. Les médias s’intéressent ainsi peu au fait que les femmes noires n’ont d’autre choix que de militer et de défendre leur(s) enfant(s), car ceux-ci sont souvent la cible de discriminations particulières.
Les mouvements de mères tels que celui de Portland font émerger plusieurs questions par rapport à l’égalité entre femmes et hommes et aux injonctions qui pèsent encore sur les femmes. Ainsi, à l’heure où en 2020 de plus en plus de voix s’élèvent pour déconstruire cette assignation à la maternité et pression sociétale que les femmes connaissent trop bien, ce mouvement met justement en avant le rôle de mère comme identité pour légitimer la défense d’une cause. Le fait que les femmes soient encore obligées aujourd’hui de faire de leur maternité un outil militant pour être entendues montre bien les combats qui restent encore à mener du côté du féminisme.
En 2020, il est intéressant d’observer ces deux positions opposées des femmes (et tou.te.s celleux qui s’identifient comme telles) dans les luttes. Certaines décident, ou sont contraintes, de porter une étiquette de maman comme un étendard pour être vues, entendues, reconnues et espérer ne pas être victimes de violences policières. Alors que les nouvelles générations se détachent de plus en plus de cette pression sociétale (de devenir mères) en ne souhaitant pas avoir d’enfant ou en, tout simplement, n’en faisant pas une priorité. Dans cette ambivalence, comment parviendrons-nous à légitimer nos voix et à faire évoluer l’image des femmes dans la société, en les dissociant de celles de la mère ?
Victoria Dubois Capiaux
Commission jeunes du CFFB
[1] Interview par mail de Bev Barnum, fondatrice du Wall of Moms de Portland, par Victoria Dubois Capiaux le 8 décembre 2020.
[2] https://makemothersmatter.org/fr/
[4] https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-03-09/meres-au-front
[5] https://www.latimes.com/world-nation/story/2020-07-23/worldwide-mothers-protests-against-sensed-injustice
[6] “From Advocate to Activist? Mapping the Experiences of Mothers of Children on the Autism Spectrum”, S. Ryan et K. Runswick Cole (2008)
[7] https://theconversation.com/video-the-wall-of-moms-builds-on-a-long-protest-tradition-143958