Une ville au féminin ? Interview d’Apolline Vranken

31 mai 2021

Alors que les questions relatives au genre prennent de plus en plus de place dans nos discussions et même dans les politiques publiques, on se rend très vite compte que le chantier reste immense et que certains secteurs comme la ville, l’urbanisme et l’architecture ont quelques difficultés à intégrer la dimension du genre à leurs réflexions ou leurs projets.

On peut parler des rues qui portent principalement des noms d’hommes, des espaces de loisirs qui profitent en majorité aux garçons ou encore de la culture du harcèlement dans l’espace public. Tous ces exemples nous permettent d’affirmer que « la ville se décline surtout au masculin »[1]. C’est en effet sous une apparence de mixité, en continuant d’occulter les spécificités pratiques et stratégiques liées à l’intégration du genre dans les politiques urbaines que les villes renforcent certaines inégalités entre les femmes et les hommes ou même en créent de nouvelles. On entend par là, le sentiment d’insécurité ressenti massivement par les femmes, les nouvelles mesures de mobilité favorisant les vélos alors que seulement 36,1% des femmes utilisent un vélo[2]  ou encore les espaces de loisirs qui bénéficient principalement aux hommes. L’espace urbain est donc bien loin d’être égalitaire.

Afin d’explorer plus en profondeur cette thématique du genre dans l’architecture et l’espace public, la Commission jeunes du CFFB a rencontré Apolline Vranken pour lui poser toutes nos questions.

Apolline a été diplômée de la Faculté d’Architecture La Cambre Horta ULB en 2017 et était investie depuis 2014 au Cercle Féministe de l’ULB. Elle a fait son mémoire sur les béguinages et l’architecture féministe, mémoire qui a reçu le prix de l’Université des femmes et a ensuite été publié. Depuis son diplôme, elle a travaillé en tant que chargée de projet pour l’ASBL L’Ilot[3], a été assistante de rédaction dans la revue d’architecture A+[4] et a travaillé pendant plus de deux ans en bureau d’architecture.  En 2018, elle décide de créer L’architecture qui dégenre[5] car elle souhaite qu’il existe une plateforme qui permette de fédérer ses apprentissages, ses lectures, ses rencontres, mais aussi ce qui se déroule à Bruxelles. En 2019, elle organise les premières Journées du Matrimoine tout en continuant à guider des visites féministes de Bruxelles et du béguinage. Depuis février 2021, elle est chercheuse FNRS.  Sa thèse porte sur les femmes architectes pionnières de la modernité en Belgique et a pour objectif de montrer que les femmes ont aussi construit la ville.

Tu es active de près ou de loin dans de nombreux projets, y a-t-il un point commun entre tous ces projets ?

Apolline Vranken – Les points communs sont toujours les féminismes et les questions d’espace et d’architecture et in extenso, l’aspect culturel avec les Journées du Matrimoine est venu renforcer tout ça. Au début, on me sollicitait pour des questions liées aux béguinages ou à l’architecture alors que maintenant à cause du manque criant d’expert.e.s sur le territoire bruxellois, on me contacte pour des questions liées aux espaces publics, aux sanitaires, au harcèlement de rue, à la féminisation des noms de rues ou encore à la médiation culturelle, savoir comment rendre les espaces tels que les musées plus accessibles, et visibiliser le patrimoine féminin. Et c’est aussi au travers de la thèse que je mène une réflexion sur comment intégrer ce matrimoine au récit canonique.

Pourquoi entend-on que l’espace public est fait/construit pour les hommes ? Qu’est-ce que cela signifie ? Peux-tu nous donner des constats éclairants ?

A.V. – C’est avant tout une question de représentation. Aujourd’hui, dans les écoles d’architecture, on est quasiment arrivés à une parité[6] (d’un point de vue binaire) alors qu’au niveau de l’Ordre des architectes le ratio était en 2015 de 68% d’hommes pour 32% de femmes. En tant que femmes architectes, on est confrontées à un plafond de verre, qui plus est dans des professions indépendantes et protégées où cela peut être compliqué économiquement et en termes de charge de travail. On observe donc une « fuite » : les femmes vont très souvent travailler dans l’administration comme les communes ou dans le secteur culturel, et d’une certaine façon « font » la ville, mais pas au sens traditionnel de la chose.

Par rapport aux façons de construire la ville, maintenant que je ne travaille plus en bureau d’architecture, j’ai davantage le sentiment de participer à la fabrique de la ville qu’en travaillant pour des promoteurs immobiliers. On pense toujours qu’avec un diplôme d’architecte, on doit devenir architecte praticien.ne, mais il y a beaucoup d’autres manières de construire la ville à travers des visites guidées ou des workshops où l’on va s’interroger sur la ville où on habite par exemple.

Une ville par les hommes, cela veut dire qu’on a une majorité d’hommes aux postes de décision ou encore qui sont considérés comme des grands concepteurs, autrement appelés des “starchitect”. Denise Scott Brown, une architecte américaine théorise dans son essai « Room at the top ? Sexism and the star system in architecture » que le star système est capitaliste et va encenser des gourous de l’architecture. Ce phénomène est renforcé par le sexisme structurel et donc ce ne sont que des hommes qui ont les plus beaux projets et les plus belles vitrines. Ce phénomène se ressent à tous les niveaux : projets, publications, expositions, etc. Toutes les femmes souffrent donc de ce double mécanisme d’invisibilisation.

Une ville pour les hommes, c’est plutôt l’idée que lorsqu’on parle de participation citoyenne on se rend compte que dans les espaces de paroles et de consultation, c’est majoritairement des hommes qui prennent la parole et il y a une non-conscience des besoins spécifiques des femmes.

Dans un futur idéal, les recommandations en matière de genre devraient rencontrer les besoins des femmes, des hommes et de toutes les personnes, mais aujourd’hui on parle encore des besoins spécifiques des femmes parce qu’on sait que les tâches ménagères, l’éducation des enfants et tout ce qui est lié au care sont des charges encore majoritairement portées par les femmes. Et on n’en tient pas du tout compte pour l’instant, car les hommes méconnaissent cette réalité et les difficultés sous-jacentes comme se retrouver en poussette dans les rues de Bruxelles. Un autre exemple, ce sont les discussions actuelles sur la mobilité douce. Quand on doit amener son enfant à la crèche, aller faire les courses puis aller au travail, ce n’est pas toujours simple à vélo. Même si les alternatives à la voiture se développent, pour l’instant ces mesures profitent en priorité aux hommes.

On sait que 98% des femmes se sont déjà fait harceler dans l’espace public. Après le film documentaire “Femme de rue” de Sofie Peeters, une loi contre le sexisme dans l’espace public a été votée en 2014. Vois-tu une évolution dans la manière dont on traite ces questions ?

A.V. – Clairement pour moi, il n’y a pas eu de modification structurelle, si on refait une étude ça m’étonnerait que ces chiffres diminuent. Il y a depuis plusieurs années, une conscience beaucoup plus aiguë de ce qu’est le harcèlement et des limites à ne pas franchir donc il y a un changement dans les mentalités, mais dans la pratique même de la ville, il n’y a rien du tout.

Si je devais donner une règle par exemple pour une ville égalitaire, ce serait d’arrêter les rez-de-chaussée aveugles, c’est-à-dire des grands murs sans fenêtre, sans connexion visuelle, typiquement le hall d’un grand immeuble où jamais personne ne s’arrêterait pour lire un livre.  On se rend compte que sur des mètres et des mètres de façade, il n’y a pas de possibilité d’échappatoire ou même de contact social. Je parle ici de contact social parce que ces questions dépassent la question de la sécurité, c’est aussi une question de vivre ensemble. Dans beaucoup de nouveaux projets d’architecture, il y a cette idée que vivre au rez-de-chaussée c’est sympa, mais qu’on n’aime pas voir les gens passer dans la rue. Alors que dans d’autres villes comme Amsterdam, les gens investissent le pas de leur porte.  J’ai l’impression qu’au niveau architectural ou urbanistique, il y a des mauvaises pratiques qui sont bien installées et sur lesquelles cela va prendre plusieurs décennies avant de faire machine arrière. Quand on construit un bâtiment, c’est pour très longtemps…

Je pense évidemment aussi à de bons exemples et à des projets qui intègrent la dimension du genre comme le projet porté par « Les Monumentales » sur la place du Panthéon à Paris, qui a donné un gros coup de projecteur à ces questions.  En Belgique, il existe trois projets sensibles au genre. Le premier « Cœur de Ville » à Namur est porté par différents bureaux d’architecture et l’ASBL Garance s’est occupé de l’expertise genre. Ce projet intègre leurs recommandations suite aux marches exploratoires. C’est la première fois que ces bonnes parties sont mises en œuvre et dépasse le stade de conception pour passer à l’exécution. Le deuxième projet auquel je pense, est le projet Calico du Community Land Trust et porté, au niveau du genre par l’ASBL Agenla.D[7]. Ce n’est pas un projet urbain, mais un projet d’architecture dans lequel il y a vraiment cette idée d’habitat en non-mixité : maisons de naissance et de mourance, revalorisation du care, vie communautaire, etc. Le dernier, qui n’est pas encore concrétisé, est le contrat de quartier durable Magritte de la commune de Jette qui comprend l’obligation dans le cahier des charges d’intégrer la dimension genre dans le diagnostic du quartier. À voir si cela sera intégré dans la brique, mais c’est une première !

Qu’est-ce que tu entends concrètement par une architecture féministe ou un urbanisme égalitaire ?

A.V. – Penser la ville égalitaire et l’architecture féministe, ce n’est pas seulement binaire homme-femme c’est aussi penser la ville pour les personnes qui en sont, en général, exclues donc les personnes âgées, les enfants, les personnes racisées, celles issues de la communauté LGBTQIA+, les personnes sans-abris, etc. On se rend très vite compte que peu de gens ont le droit de cité, le droit à la ville de façon effective.

Penser une ville égalitaire peut se faire, d’une part, de façon macro et stratégique en se disant que la loupe féministe sert à questionner les principes de domination en général qui se matérialisent dans notre architecture ou autre. D’autre part, au niveau pratique, l’exemple de l’emplacement des machines à laver qui sont très souvent dans les caves est intéressant puisqu’on peut y voir une forme de relégation alors qu’on sait à quel point ces tâches prennent du temps, de l’énergie et sont principalement réservées aux femmes.

La question des corps est également importante dans la manière dont on veut repenser notre architecture : Comment peut-on être bienveillant.e avec notre corps lorsqu’on pense nos maisons ?

Un autre exemple pourrait être celui des cuisines ouvertes. Si on porte un regard intersectionnel là-dessus, on se rend vite compte que ce type de cuisine ne répond pas aux besoins de toutes les femmes. Par exemple dans certaines cultures, c’est un sorte d’espace à soi dans l’idée de la « chambre à soi » de Virginia Woolf. C’est un lieu où l’on parle de sexualité, d’intimité, de règles, etc. C’est un lieu de non-mixité et donc potentiellement un lieu d’empowerment, qu’on préfère cloisonner. Dans d’autres cultures, la cuisine sera vue différemment et on enlèvera tous les murs. On voit par exemple de plus en plus d’hommes aux fourneaux parce qu’on a revalorisé socialement le rôle de la cuisine, de la personne qui nourrit. C’est devenu un théâtre, un lieu où on se met en scène, où on est visible.

Le fait de « glamouriser » les espaces de tâches ménagères participe à un partage un peu plus égalitaire de ces tâches. Même si l’architecture ne fait pas tout et que c’est surtout le résultat de décennies de luttes féministes qui y participent.

La question n’est pas d’ouvrir ou non sa cuisine, mais celle, plus générale de comment  vit-on dans ses espaces ?Certain.e.s estiment que c’est l’architecture qui conditionne nos mouvements, d’autres le contraire, c’est une question de dialectique, mais ce qui est non-négociable, c’est que nous sommes tou.te.s et tout le temps, entouré.e.s par l’architecture.

Peux-tu nous expliquer la différence entre l’intérêt pratique et l’intérêt stratégique ?

A.V. – Quand on parle d’architecture féministe, on parle souvent des besoins des femmes, mais il faut bien distinguer l’intérêt pratique du stratégique.

L’intérêt pratique, c’est vraiment le quotidien. C’est ce qui fait aujourd’hui que la ville est différente pour une femme en matière de care par exemple. L’intérêt stratégique, c’est se demander pourquoi les femmes ont cette expérience-là de la ville.

Par exemple, la crèche est un besoin pratique rencontré par une majorité de femmes, car elles sont souvent en charge des enfants. Donc la ville dans sa politique urbaine doit répondre à cette demande. Mais stratégiquement, il faut se poser la question de comment se fait-il qu’aujourd’hui ce ne soient quasiment que des femmes qui expriment ces besoins ? L’important est de ne pas détacher ces deux intérêts afin de ne pas tomber dans l’essentialisme en répondant à des besoins pratiques exclusivement, sans questionner nos structures. Il faut comprendre que ce sont leurs réalités et leurs besoins aujourd’hui, mais en parallèle se demander ce qui stratégiquement et structurellement provoque ces mécanismes et comment peut-on les déconstruire.

Parmi les revendications que tu portes, quelles sont celles qui te semblent entendues par les politiques et celles qui ne le sont pas ?

A.V. – qui est entendu c’est par exemple les Journées du Matrimoine parce que d’une certaine manière on ne vient pas changer les pratiques, on ajoute juste quelque chose à l’offre actuelle. Le jour où il y aura une vraie remise en question institutionnelle, ce sera certainement plus polarisé.

Le genderbudgeting, qui est une revendication plus large qu’on peut associer à l’architecture, est peu entendu ou du moins appliqué. Par exemple, il n’est pas appliqué aux marchés publics alors qu’on travaille parfois avec une enveloppe de plusieurs millions d’euros. On répond souvent à cette critique en disant qu’il y a des référent.e.s genre dans les administrations, mais elles/ils sont responsables de toute une administration donc ne peuvent traiter de façon transversale la question du genre dans tous les dossiers.

La question des formations semble quant à elle, de plus en plus entendue, mais cela est très lent alors qu’avec le master en genre… On n’a plus d’excuse. Les expert.e.s sont là. Il faut une réelle ambition pour changer les choses en profondeur.

Si tu pouvais mettre en place 4 nouvelles mesures au niveau de l’espace public, quelles seraient-elles ?

A.V. – Que toutes les recommandations du plan bruxellois de lutte contre les violences faites aux femmes soient suivies.

Que l’on mette en place des formations sur les questions de genre, d’urbanisme et d’architecture à destination des personnes travaillant dans les institutions compétentes dans ces domaines comme les personnes délivrant les permis de bâtir ou encore la direction de l’urbanisme.

Qu’on applique le genderbudgeting à tous les grands projets publics, comme ceux portant sur des espaces de loisirs qui se résument en majorité à des terrains de foot.

Qu’on crée, à l’instar de la ville de Vienne, un comité au niveau régional d’expert.e.s en – sanitaires, espaces publics, loisirs, féminisation des noms de rue, transports publics, Matrimoine, architecture, logement collectif ou individuel, etc. – et qu’on arrête de tout centraliser sur quelques têtes bruxelloises.

Justine Bolssens

Commission Jeunes du CFFB


[1] Y. RAIBAUD, « La ville par et pour les femmes », Edition Belin, Egale à égal, 2015.

[2] https://bx1.be/dossiers/dossiers-redaction/pourquoi-les-femmes-roulent-elles-moins-a-velo/#:~:text=Un%20tiers%20des%20cyclistes%20sont%20des%20femmes&text=En%201998%2C%20date%20des%20premiers,elles%20sont%2036%2C1%25.

[3] http://ilot.be/

[4] https://www.a-plus.be/fr/publications/revue/

[5] https://www.facebook.com/architecturequidegenre/

[6] Extrait (p.52) du mémoire “Des béguinages à l’architecture féministe” d’Apolline Vranken : ”à l’ULB, pour le domaine d’études “Art de bâtir et urbanisme » : on trouve 49% de femmes pour 51% d’hommes sur un total de 1.270 d’étudiant.e.s régulièrement inscrit.e.s pour l’année académique 2015-2016”. Mémoire disponible en ligne sur : https://issuu.com/apolline.v/docs/memoire_apolline_vranken_2017

[7] https://angela-d.be/