09/07/2021
Cela fait maintenant quelques mois que les journalistes et les médias se sont emparés de la question du crime d’inceste, notamment grâce au hashtag #metooinceste. Cette violence est particulièrement taboue et invisible bien qu’elle touche, selon l’Organisation Mondiale de la Santé, 20% des femmes et de 5 à 10% des hommes au niveau mondial, et cela dans toutes les couches de la société. Les associations féministes et de protection de l’enfance demandent depuis plusieurs années que l’inceste soit incriminé de façon spécifique dans le Code Pénal, et qu’une véritable sensibilisation et prévention de ce phénomène soit mis en place. A travers cet article, nous explorerons ce qu’est l’inceste, comment il s’inscrit dans la législation belge actuellement et quelles sont les propositions sur la table pour modifier la législation. Les pouvoirs législatif et exécutif en France s’étant récemment saisi de cette question et ayant modifié la législation, nous expliquerons aussi brièvement cette nouvelle loi et ses conséquences.
L’inceste : définition, statistiques et conséquences sur les victimes
Le rapport “Recommandations pour une politisation de l’inceste et des réponses institutionnelles adaptées”[1] fait état d’une définition plus complète et précise que celle actuellement contenue dans notre législation:
- « L’inceste est une violence sexuelle, celle-ci étant réalisée par un (des) parent(s) ou membre de la famille, même par alliance, de la victime. L’agresseur·e est donc une ou plusieurs des personnes suivantes :
- le père, la mère, le beau-père, la belle-mère, pour peu que cette personne ait été mise clairement en position de substitut parental : dans tous les cas, nous parlerons d’inceste réalisé par un parent ;
- un frère, une sœur, un demi-frère, une demi-sœur, le.s enfant.s d’éventuel.s beaux- parent.s, un cousin, une cousine, un oncle, une tante, un des grands-parents, le ou la compagne-compagnon stable d’un de ces individus : ici nous parlerons d’un inceste réalisé par un autre membre de la famille;
- Il apparaît que, dans la grande majorité, les auteurs de ces violences sont des hommes et les victimes, des mineur.e.s. Les violences sexuelles incestueuses sont alors la manifestation, dans la sphère privée, de la relation de pouvoir inégale entre les femmes, les enfants et les hommes encore à l’œuvre dans notre société. »
Cette définition tient ainsi compte de la proximité physique, qui est un facteur déterminant dans les violences incestueuses. En effet, cette proximité permet à l’agresseur d’enfermer sa victime dans une relation d’autorité et d’emprise qui l’empêche de parler et lui fait ressentir une grande culpabilité. Cette violence possède également une dimension patriarcale importante, puisqu’elle touche davantage les filles et les femmes que les garçons et les hommes : elles courent un risque 3 à 4 fois plus élevé de subir ces violences, et les hommes sont les principaux agresseurs (95%). La domination patriarcale a également un impact fort sur les garçons et les hommes, puisque les injonctions à “être un homme fort, un vrai” les empêchent de dénoncer ce genre de violences.
Les conséquences sur les victimes d’inceste sont absolument désastreuses, pour la victime mais aussi pour son entourage et pour la société toute entière. Ces conséquences peuvent être physiques, car elles peuvent entraîner des maladies et infections sexuellement transmissibles, des blessures physiques, des grossesses non-désirées, des troubles gastro-intestinaux, etc., mais aussi psychiques : dépression, anxiété, stress post-traumatique, déficiences cognitives, etc.
Une des conséquences de l’inceste les plus méconnues du grand public aujourd’hui est celle de la mémoire traumatique, qui a été particulièrement analysée et étudiée par la psychiatre et psychothérapeute Muriel Salmona. On entend souvent “mais pourquoi est-ce qu’elle n’a pas porté plainte plus tôt?!”, et la réponse est relativement simple : parce que souvent, la victime, pendant 1 semaine, 1 mois, 1 an, 10 ans, était en état d’amnésie par rapport à ce traumatisme. Le phénomène de dissociation traumatique se produit lorsque la victime se “déconnecte” de la réalité et devient comme spectatrice de ce qui est en train de lui arriver. C’est un mécanisme de survie qui conduit à une amnésie totale ou partielle des cas : « près de 60% des enfants victimes présentent des amnésies partielles des faits et 40% des amnésies totales »[2].
La mémoire de ces faits peut revenir à la victime lorsqu’elle se sent en sécurité, ou bien lorsqu’elle est confrontée à nouveau à des violences. Cette amnésie traumatique explique donc bien souvent les témoignages incomplets ou incohérents des victimes, ainsi qu’un comportement qui peut paraître anormal car, par exemple, froid ou détaché. Il est cependant possible de détecter une amnésie traumatique, car bien souvent les victimes vont adopter des stratégies d’évitement, comme une addiction, ou des mises en danger fréquentes. Il est donc nécessaire de sensibiliser les professionnel.le.s en contact avec la petite enfance à la détection précoce de ces mécanismes, afin de pouvoir venir en aide le plus tôt possible aux victimes d’inceste.
L’inceste dans la législation belge
Le Code pénal belge n’incrimine pas l’acte incestueux de façon autonome et ne le reconnait pas comme un abus sexuel à part entière : l’inceste ne constitue qu’une circonstance aggravante du viol (article 377 du Code pénal) ou de l’attentat à la pudeur (article 372 du Code pénal).
Les peines vont de 10 à 15 ans pour l’attentat à la pudeur. En ce qui concerne l’infraction de viol, les peines varient en fonction de l’âge de la victime. En cas de viol, si le jeune a 16 ans accomplis, la peine est de 10 à 15 ans. Entre quatorze et seize ans, l’agresseur peut avoir une peine de 15 à 20 ans de réclusion. Si la victime est un enfant de moins de dix ans, la peine encourue est de 20 à 30 ans de réclusion.
L’inceste est également mentionné dans le Code civil, la Belgique se limitant à interdire l’officialisation de relations incestueuses par le mariage et l’établissement de filiation faisant apparaitre la nature incestueuse du lien unissant les parents.
Tant dans le Code civil que dans le pénal, nous pouvons donc constater que l’inceste n’apparaît pas comme un phénomène à part entière, mais bien, d’une part, comme une restriction à l’accès au mariage, de l’autre, comme une circonstance spécifique de viol et d’attentat à la pudeur.
Lorsque la victime est mineure, il y imprescriptibilité de l’action publique[3]. La victime peut agir en déposant plainte et/ou en introduisant une autre action à l’encontre de l’auteur des faits, à n’importe quel moment de sa vie si elle a été victime d’inceste lorsqu’elle était mineure. Cette règle est d’application depuis le 30 décembre 2019 et s’applique à tous les actes de nature sexuelle sur un enfant mineur. En ce qui concerne les victimes majeures d’inceste, le délai de prescription est de 10 ans.
Et maintenant ? Une proposition de loi visant à incriminer l’inceste en tant que tel dans le Code pénal est sur la table
Le 4 février 2021[4], les député.e.s cdH Vanessa Matz et Maxime Prévot et la députée DéFI Sophie Rohonyi ont déposé une proposition de loi visant à incriminer l’inceste en tant que tel dans le Code pénal.
Le texte se base sur trois piliers principaux :
1. La criminalisation de l’inceste, à part entière, et une échelle de peines qui s’y adjoint en fonction de l’âge de la victime
L’absence d’interdiction de l’inceste dans le Code pénal “peut mener à une trop grande marge d’interprétation des dispositions existantes et a pour conséquence que de nombreux auteurs de crimes d’inceste estiment que, vu l’absence d’interdiction directe, l’inceste n’est pas un acte pénalement répréhensible”. Par conséquent, “la présente proposition de loi vise donc à envoyer un message clair aux familles et à qualifier dans le Code pénal le fait en cause comme un crime à part entière, en tenant compte de sa gravité et de l’importance de lutter contre ce fléau”[5].
Reconnaître l’infraction d’inceste en tant que telle permettra de lever le tabou de l’inceste, encore bien trop présent dans nos sociétés. Cette reconnaissance permettra également aux agresseur(s) d’être plus facilement identifié(s) et/ou sanctionné(s).
La proposition de loi définit ainsi l’inceste comme “tout acte sexuel, toute violence sexuelle ou toute agression sexuelle, commis par une ou plusieurs des personnes suivantes, sur un autre membre de la famille, en l’absence de consentement de ce dernier :
- le père, la mère, le beau-père, la belle-mère, pour peu que cette personne ait été mise clairement en position de substitut parental ;
- un frère, une soeur, un demi-frère, une demi-soeur, le(s) enfant(s) d’éventuel(s) beau(x)-parent(s), un cousin, une cousine, un oncle, une tante, un des grands-parents, le ou la compagne ou compagnon stable de l’une de ces personnes” (page 6).
Si le but de la démarche est cohérent, quelques critiques peuvent être soulevées à la lecture de cette définition.
Premièrement, la définition est imprécise : il n’existe aucune définition juridique des notions d’acte sexuel, de violence sexuelle, ou d’agression sexuelle, ce qui pourrait entraîner une plus grande insécurité juridique. Ensuite, cette définition ne fait aucune distinction entre les faits d’agression sexuelle n’impliquant pas de pénétration sexuelle (comme pour l’attentat à la pudeur) et ceux impliquant une pénétration sexuelle (comme pour le viol). C’est uniquement l’âge de la victime qui déterminera l’étendue de la peine.
La peine de réclusion assortie à cette infraction est en effet définie selon l’échelle de gradation suivante :
- infraction sur une victime majeure : peine de réclusion de 5 à 10 ans ;
- infraction sur un mineur de plus 16 ans accomplis : peine de réclusion de 10 à 15 ans ;
- infraction sur un mineur âgé de plus de 14 ans accomplis et moins de 16 ans accomplis : peine de réclusion de 15 à 20 ans ;
- infraction sur un mineur âgé de plus de 10 ans accomplis à 14 ans : peine de réclusion de 15 à 20 ans ;
- infraction sur un mineur âgé de moins de 10 ans accomplis : peine de réclusion de 20 à 30 ans.
Bien qu’établir une échelle de gravité est toujours difficile pour de telles infractions, ceci reste en contradiction avec, d’une part, le principe de proportionnalité de la peine selon lequel la peine prononcée soit fonction de la gravité de l’infraction, et le principe d’égalité et de non-discrimination, inscrit notamment dans la Constitution.
En outre, la liste des personnes incriminées pour les faits d’inceste est peu claire : elle indique erronément que la mère ou le père doive être “mis.e clairement en position de substitut parental”. Enfin, les grands-oncles, les grands-tantes, et les descendants en ligne directe de la victime et des frères et sœurs de la victime ne sont pas repris dans cette liste.
2. La présomption irréfragable de l’absence de consentement en ce qui concerne les mineurs
La définition de l’inceste, reprise supra, introduit une présomption irréfragable d’absence de consentement au bénéfice des mineurs. En conséquence, un mineur est présumé ne pas avoir donné son consentement dans le cadre d’un acte incestueux.
3. L’imprescriptibilité du crime d’inceste
Enfin, l’inceste comme infraction autonome s’ajouterait à la liste des infractions rendues imprescriptibles par la loi du 15 novembre 2019, et permettrait aux victimes d’inceste, de porter plainte n’importe quand, sans craindre une éventuelle extinction de l’action publique, que celle-ci soit majeure ou mineure.
Partant, la proposition de loi ajouterait une nouvelle hypothèse de peine imprescriptible, en sus de certains crimes sexuels commis sur les mineurs, les crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre (article 21bis du T.P.C.P.P.). Il convient d’attirer l’attention du législateur sur le risque d’introduire une discrimination entre les victimes majeures d’inceste (pour lesquelles il n’existe pas de délai de prescription) et les victimes majeures de viol (lesquelles bénéficient d’un délai de 5 à 10 ans de prescription, en fonction de la correctionnalisation des faits). L’hypothèse d’une question préjudicielle posée à la Cour constitutionnelle n’est pas à exclure, si la proposition de loi venait à être votée.
En conclusion, cette proposition de loi vise à mettre en place un cadre juridique autour d’un tabou bien trop ancré dans notre société, et d’en finir avec le flou juridique qui existait autour de cette notion. Le CFFB ne peut qu’approuver cette démarche, qui consiste à adapter le Code pénal à son temps[6]. Cependant, le législateur doit être prudent à, d’une part, ne pas introduire de nouvelles notions floues dans le paysage juridique pénal belge, et d’autre part, ne pas créer de nouvelles discriminations, ce qui risquerait peut-être de poser plus de problèmes que de solutions. La proposition de loi n’étant qu’au premier stade de la procédure législative, il faut rester vigilant.e quant à la suite du processus.
France : Loi du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste[7]
La France a adopté une nouvelle loi le 15 avril dernier, loi qui créée de nouvelles infractions sexuelles :
- “le crime de viol sur mineur de moins de 15 ans, puni de 20 ans de réclusion criminelle ;
- le crime de viol incestueux sur mineur (de moins de 18 ans), puni de 20 ans de réclusion criminelle ;
- le délit d’agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans, puni de 10 ans de prison et de 150 000 euros d’amende ;
- le délit d’agression sexuelle incestueuse sur mineur (de moins de 18 ans), puni de 10 ans de prison et de 150 000 euros d’amende.”
Au niveau du consentement, il y a une présomption irréfragable de non-consentement pour les mineurs de moins de 15 ans, présomption qui s’étend jusqu’à l’âge de 18 ans pour les affaires d’inceste.
Tandis que la proposition de loi belge prévoit une majorité sexuelle à 16 ans et incrimine donc les relations sexuelles entre mineurs de moins de 16 ans, la loi française a prévu une clause appelée “Roméo et Juliette” qui prévoit un écart d’âge de maximum 5 ans entre les deux adolescent.e.s, clause qui n’est pas valide si c’est un cas d’inceste, si la relation n’est pas consentie, ou encore si cette relation relève d’une affaire de prostitution.
Au niveau de la prescription, la loi française prévoit un délai autant pour les mineur.e.s que les majeur.e.s, ce qui n’est pas le cas de la loi belge qui prévoit déjà l’imprescriptibilité pour les crimes d’inceste contre mineur.e.s. La prescription de cette infraction est de 30 ans à compter de la majorité de la victime dans la loi française, ce qui signifie que la victime a jusqu’à ses 48 ans pour porter plainte. Deux éléments sont cependant prévus dans la loi, qui peuvent allonger les délais de prescription : le principe de prescription glissante[8] et l’acte interruptif de prescription[9].
Où trouver de l’aide ?
Pour plus d’informations ou pour une aide spécialisée, vous pouvez contacter l’association SOS Inceste, qui tient une permanence téléphonique : lundi, mercredi et vendredi de 10 à 13h, au 02/646.60.73. Bon à savoir : SOS Inceste organise également des groupes de parole.
Coline Coeurderoy et Diane Gardiol
Commission Jeunes du CFFB
Un remerciement tout particulier à Emma Raucent, qui a produit plusieurs notes d’analyses sur le crime d’inceste et les violences sexuelles sur mineur.e.s, notes qui ont enrichi la compréhension et les revendications du CFFB sur la question.
[1] Université des Femmes (L. Goderniaux, coord.), Recommandations pour une politisation de l’inceste et des réponses institutionnelles adaptées, Collection « Agirs féministes » n°6 (2020) 7, https://www.universitedesfemmes.be/se-documenter/categories/product/226-recommandations-pour-une-politisation-de-l-inceste-et-des-reponses-institutionnelles-adaptees-rapport-d-expertise-et-recommandations
[2] Ibid. une enquête (réalisée auprès de 1,214 victimes mineures de violences sexuelles) démontre que 37% des victimes mineures ont été sujettes à des périodes d’amnésie traumatique ayant duré jusqu’à 40 ans (et encore plus long dans 1% des cas). Ces périodes ont duré entre 21 et 40 ans dans 11% des cas, entre 6 et 20 ans dans 29% des cas, et moins de 1 an à 5 ans dans 42% des cas (Association mémoire traumatique et victimologie, Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte (mars 2015) 279, https://stopaudeni.com/rapport)
[3] article 21bis du titre préliminaire du Code de procédure pénale
[4] Disponible ici : https://www.lachambre.be/kvvcr/showpage.cfm?section=flwb&language=fr&cfm=/site/wwwcfm/flwb/flwbn.cfm?dossierID=1778&legislat=55&inst=K
[5] Page 3 de la proposition de loi.
[6] P. 27-28 du Mémorandum 2019 du CFFB : https://www.cffb.be/wp-content/uploads/2019/04/M%C3%A9morandum-CFFB-2019-FINAL-1.pdf
[7] https://www.vie-publique.fr/loi/278212-loi-21-avril-2021-violences-sexuelles-sur-mineurs-et-inceste
[8] Le délai de prescription du viol sur un enfant peut désormais être prolongé si la même personne viole ou agresse sexuellement par la suite un autre enfant jusqu’à la date de prescription de cette nouvelle infraction.
Ce principe de prescription glissante vaut également pour les délits sexuels sur mineurs (agressions et atteintes sexuelles). La commission d’un nouveau délit peut prolonger la prescription d’un ancien délit.
[9] Une audition par exemple, interrompt la prescription non seulement dans l’affaire considérée, mais aussi dans les autres procédures dans lesquelles serait reprochée au même auteur la commission d’un autre viol ou délit sexuel sur un enfant (notion de « connexité »)